Un de nos lecteurs, Laurent Suazé, nous a récemment proposé de publier
une de ses nouvelles qui traite largement des robots. Selon l'auteur,
son récit est très défavorable aux robots mais il se défend d'être de
leurs détracteurs puisque lui-même en construit.
Le mieux pour se faire un avis est de lire cette nouvelle. Si vous
aussi, vous avez écrit des récits ayant pour thême le robot,
l'intelligence artificielle ou tout autre sujet connexe, n'hésitez pas
à nous les envoyer.
TERRIBLE
QUESTION
Cet hurluberlu peut-il vraiment
sauver le monde ? se demanda la dame qui venait de sortir du
magnétro.
« Prochaine
station, Paraduel 2 ! » annonça la voix
synthétique de l’engin qui démarra dans un long
sifflement.
En entendant cela, la dame
soupira. « Est-ce vraiment cet hurluberlu »,
pensa-t-elle, « cet hors-circuit qui libérera les
gens des paradis virtuels ? ». Puis elle eut honte
d’avoir usé du vocable de ses adversaires. « Non,
ce n’est pas un hors-circuit, juste un homme qui a décidé
de vivre différemment. Mais comment ce pauvre marginal
pourrait-il nous aider ? ».
Tout en se posant cette
question, elle se demanda intérieurement comment elle en était
arrivée à marcher en cet instant vers les limites
extérieures de la mégapole. Un léger vent frais
la fit frissonner. Elle effleura le bouton tactile qui gonfla et
resserra les mailles de sa vestorobe. Ainsi protégée,
elle accéléra le pas vers Rétrograd, le quartier
démodé. C’était Habin, son vieux complice,
qui avait tant insisté qu’elle avait accepté. Et
puis, les sondages étaient si catastrophiques qu’elle se
raccrochait au moindre espoir. Elle songea avec tristesse combien le
nombre de leurs partisans avait cruellement diminué. Pire
encore, le pourcentage de votants n’avait jamais été
aussi faible. Ceci la fit bouillir de colère, et elle maudit
les deux dômes du paraduel numéro 2 qui se découpaient
au loin à sa gauche. Et surtout le dernier débat
télévisé avait été un désastre.
« Mais, bon Dieu !
nous ne sommes pas cérébralement reliés à
Ultranet, nous ! », ragea-t-elle.
- Un instant, s’il vous
plaît, l’interrompit une voix monocorde, celle d’un
policier. Savez-vous que dans six cent quarante sept mètres
commence Retrograd ?
- Oui, et alors ?
D’ailleurs, je m’y rends. Est-ce interdit par la Loi ?
- Nullement, mais en vertu de la
loi 6-b du 15 juillet 2085, je dois procéder à la
vérification de votre identité.
- Je connais la Loi !
l’interrompit-elle d’un ton acide, puis elle présenta
sa rétine au rayon lumineux.
- Tout est en règle,
madame la députée, dit alors le policier.
- Je l’espère bien.
Puis l’agent escamota dans
son torse le vérificateur d’identité, fit
demi-tour sur ses chenilles, et continua silencieusement sa ronde ?
« Saleté de
robot ! », maugréa-t-elle en poursuivant son
chemin.
Tout en marchant, elle songea
avec tristesse aux 80 dernières années, qui avaient vu
les robots remplacer les êtres humains dans tous les secteurs
professionnels, des tâches les plus répétitives
jusqu'à l’enseignement, la santé et même la
recherche grâce aux plus récents cerveaux positroniques.
A ce jour seul 0,5% de la population active humaine était
encore en activité. La grande majorité des hommes
passaient le plus clair de leur temps dans leur caisson virtuel privé
ou dans les paraduels. Depuis quinze ans, les centres de recherche
robotique étaient dirigés exclusivement par des robots,
alors que de plus en plus de postes de direction étaient
occupés par des robots ou par des binômes homme/robot.
Il y a 10 ans, des scientifiques, des philosophes, des politiciens
créèrent le parti antirobotique, alors que les quatre
consortiums qui contrôlaient l’industrie mondiale des
loisirs, des médias et de la robotique créèrent
le parti prorobotique, et ces deux formations politiques restèrent
les seuls partis actifs. Les robots étant si efficaces, le
parti prorobotique devint majoritaire. Une commission de robots fut
créée qui fit contrepoids à l’Assemblée
Nationale. Tous alla alors très vite ces dix dernières
années. Une loi fut votée, permettant aux partis
politiques de présenter des candidats robots. Et de nombreux
postes de maires, députés, conseillers généraux
et régionaux furent occupés par des robots. Ils
appartenaient tous au parti majoritaire. Et cette année, pour
la première fois dans l’histoire de l’humanité,
un candidat à l’élection présidentielle
était un robot. Cela risquait fort de devenir le dernier
combat de l’humanité pour sa liberté, car il
projetait d’étendre le concept de citoyenneté aux
robots en leur donnant le droit de vote
Tout à ses sombres
pensées, elle faillit percuter un robot livreur. Elle vit
alors qu’elle faisait face à un talus de terre de trois
mètres de hauteur. Arrivée à son sommet, elle
jeta un regard en arrière ; Elle vit au-dessus des toits
les dômes des trois paraduels. Elle redescendit le versant
opposé, et s’engagea d’un pas décidé
dans Retrograd. Elle fut tout d’abord frappée par le
grand nombre de gens qu’elle croisait. Quel contraste avec les
rues vides de la ville moderne ! Et pas un seul robot. Elle vit
des bâtiments d’un autre âge, tous dissemblables,
mais composant un ensemble harmonieux. Elle arriva à
destination. C’était une maison non collée à
ses voisines, car ceinte d’un terrain où poussaient
diverses plantes. « Un jardin ! Il en existe
encore ! » s’étonna-t-elle. Sur le pas
de la porte l’attendaient Habin et un petit homme à
moitié chauve. Avant de franchir le seuil, elle vit avec
surprise un robot qui taillait un arbuste. Voyant son trouble, le
maître des lieux lui dit : « Je ne suis pas
contre les robots, uniquement contre le règne des robots ».
Tous les trois se retrouvèrent
dans une pièce étonnante. Les fenêtres avaient
des rideaux, et elle aperçut trois vrais tableaux. Mais ce qui
la stupéfia vraiment, ce fut l’immense bibliothèque
couvrant deux pans de mur, garnie d’une multitude d’ouvrages.
- C’est la première
fois que je vois des livres, et vous en possédez tellement !
dit-elle à son hôte qui posait trois verres sur une
table basse.
- Ma bibliothèque vous
plaît-elle ? demanda-t-il.
- C’est un véritable
trésor ! s’exclama-t-elle.
- Un trésor, c’est
le mot.
Il remplit trois verres d’un
liquide ambré.
- Goûtez-moi ça,
vous m’en direz des nouvelles.
Après avoir bu une
gorgée, son corps entier fut envahi par une onde agréable.
Elle en frissonna.
- Alors, monsieur Scheller,
comment comptez-vous nous aider ? demanda-t-elle abruptement.
- Connaissez-vous Clausewitz ?
- Non !
- C’était un
brillant stratège et un génial tacticien. Il
préconisait le mouvement de flanc.
- Qu’est-ce que le
mouvement de flanc ? demanda-t-elle, intriguée par cette
référence militaire.
- C’est attaquer l’ennemi
par surprise là où il s’y attend le moins, et
mieux encore, là où il est impossible qu’il s’y
attende ; ce que nous allons faire.
Dans la loge, M. Sperant, le
candidat antirobotique était extrêmement nerveux.
- Vos explications ne m’ont
qu’à moitié convaincu, madame Trévois.
- Vous verrez, ça
réussira ! affirma-t-elle avec ardeur.
- Mais qu’a-t-il de si
spécial, ce Scheller ?
- Il est surprenant.
- Ca commence dans cinq
minutes ! annonça Habin qui venait d’entrer,
accompagné de Scheller
- J’espère que vous
êtes sûr de vous ! dit le candidat antirobotique au
poète.
Dans le studio le candidat robot
était déjà assis. Ses collaborateurs,
positroniques comme organiques étaient installés
derrière lui. Tout autour de la table ovale où
s’affronteraient les deux adversaires, quatre caméras
autonomes étaient prêtes à transmettre le débat
sur les 723 chaines et les 1 857 canaux virtuels mondiaux. A l’opposé
du plateau une tribune accueillait 180 spectateurs triés sur
le volet.
Mme Trévois, Habin et M.
Sperant s’assirent derrière la place du candidat
antirobotique. Quand Scheller s’y installa, le candidat robot
dit de son timbre métallique :
- Ne dois-je pas débattre
avec M. Sperant ?
- Si, mais il est aphone, dit
Mme Trévois.
Et M. Sperant déglutit
avec difficulté afin de le démontrer.
- Il convient d’annuler la
confrontation.
- Pas du tout ! M.
Scheller, ici présent, le remplace. J’ai ici un papier
signé de M. Sperant désignant M. Scheller comme son
représentant. C’est tout à fait légal.
- Exact, loi n° 126 du 17
mars 2008 : « Tout candidat dans l’incapacité
de s’exprimer, peut désigner un représentant pour
la période de son indisposition ». Je connais
parfaitement la loi, dit le candidat robot. Puis, à l’endroit
de Scheller : Ce soir, M. Scheller, vous ne remplacez pas
uniquement M. Sperant, vous êtes le porte-parole du parti
antirobotique.
- Je préfère être
celui des humains.
- Des humains ? Aux
dernières élections, votre parti a obtenu 11,7865214 %
des voix. Soyez précis, dit le robot.
- Le vôtre a peut-être
eu 88,22 % des voix…
- 88,2134786 %, rectifia le
candidat robot.
- Si vous voulez ! Mais
comme uniquement 5% des inscrits ont voté, cela fait en gros
4% des électeurs. Pourquoi ? Car vous avez ôté
aux gens le goût de s’investir dans la vie publique.
- Les a-t-on forcé à
ne pas voter ?
- Certes non ! répondit
Scheller.
- Nous n’avons pas aliéné
leur liberté, n’est-ce pas ?
- Oui, mais il existe des moyens
plus subtils !
- Lesquels ?
- En les détournant de
leur responsabilité pas des distractions comme les paraduels.
- M. Scheller ! les a-t-on
forcé à y aller ? Les gens décident
librement. Ce qu’il faut dire, en revanche, c’est que
grâce aux robots, l’espérance de vie moyenne est à
ce jour de 116,687402 ans pour les hommes et de 122,740187 ans pour
les femmes. La criminalité a baissé de 97,573458 % en
50 ans. Ces 5 dernières années, il n’y a eut
aucun homicide, pas de cambriolage ni de vol de voitures
- C’est normal, les gens
n’utilisent plus leur voiture, ironisa Scheller.
- Ces dix dernières
années, il n’y a eu que deux accidents de la
circulation. Et ce sondage effectué hier, montre que
91,7123817 % des gens pensent que les robots ont amélioré
leur existence.
Scheller ne releva pas ce
chiffre, il respira profondément, et garda le silence.
- Vous ne savez que répondre,
continua le candidat robot.
Le visage de Scheller s’éclaira
soudain, puis il sourit malicieusement :
- Effectivement, les robots ont
apporté quelques progrès. Néanmoins vous êtes
incapables de répondre aux questions les plus élémentaires
des humains.
- Soyez plus précis.
- Me permettez-vous de vous
poser une simple question ?
- Oui.
- Pouvez-vous me donner l’heure
exacte, s’il vous plaît ?
Quelques secondes se passèrent
sans que le robot réponde. Puis il demanda :
- Que voulez-vous dire par
« l’heure exacte » ?
- Mais, l’heure qu’il
est… Vous ne pouvez-vous donc pas ?…
- Si… Un instant….
C’est très complexe…
Au bout de ce qui parut une
éternité, alors que les spectateurs commençaient
à s’agiter, il dit :
- Il est… 20 heures 36
minutes…
- Ah !… s’étonna
Scheller, l’air inquiet.
- Non, c’est faux !
coupa le robot. Je dois être plus précis. Il est
exactement 20 heures 36 minutes 14 secondes 7 dixièmes 71
centièmes 713 millièmes 7138 dix-millièmes 71385
cent-millièmes… Non, c’est faux. Ca a changé.
Il est exactement 20 heures 36 minutes 21 secondes 3 dixièmes
35 centièmes 351 millièmes 3514 dix-millièmes
35147 cent-millièmes 351474 millionièmes 3514748
dix-millionièmes 35147482 cent-millionnièmes 351474826
milliardièmes… Non, c’est faux ; ça
va trop vite… Je dois calculer au milliardième de
milliardième de secondes pour arriver à … C’est
faux encore…
Le robot se mit à débiter
les milliardièmes de secondes de plus en plus vite. Les
chiffres devinrent incompréhensibles. Les personnes présentes
étaient médusées. Les partisans robotiques
commençaient à paniquer. A présent la voix du
robot ressemblait à celui d’une sirène. Les
divers robots du studio s’étaient arrêtés,
caméras autonomes comprises. Les sons qu’émettait
le robot candidat devinrent alors si stridents que les gens se
bouchèrent les oreilles. La voix du robot atteignit alors la
fréquence des ultrasons. Toutes les surfaces en verre volèrent
en éclat. Ce fut alors la panique. La foule reflua en désordre
vers la porte, pour se répandre dans les couloirs du bâtiment,
entraînant d’autres personnes. Arrivés dans le
hall, tous ces gens affolés durent briser les portes vitrées
automatisées qui étaient tombés en panne, pour
sortir en une indescriptible débandade.
Un lourd silence régnait
dans le studio. Seuls Scheller, Habin, Mme Trévois et M.
Sperant étaient restés. Le candidat robot étais
toujours assis, immobile, le cerveau positronique entièrement
fondu. Comme, au fil des secondes, il avait sollicité de plus
en plus le réseau mondial Ultranet, les multiples banques de
données devant traiter de plus en plus d’informations à
un rythme inouï, avaient les unes après les autres
grillé. Sur toute la Terre, tous les robots, qui étaient
continuellement branchés à cette immense toile
informatique, privés de leurs précieuses informations
avaient cessé de fonctionner. Seuls les quelques robots
entièrement autonomes continuaient leurs activités.
Les caissons virtuels privés,
comme ceux des paraduels, étaient tombés en panne, et
dans le monde entier, l’on vit sortir, comme d’un mauvais
rêve, hébétés et hagards, les millions de
virtuautes.
Le règne de l’homme
recommençait.
Encore estomaqué par
cette stupéfiante victoire, le candidat du parti
antirobotique, seul encore en lice à la présidence,
demanda à celui qui avait si brillamment triomphé :
- Pourquoi ne s’est-il pas
arrêté ?
- Contrairement à nous,
ils sont conçus pour ne pas échouer. L’échec
ou l’erreur est hors du champ de leur programmation. C’est
ce qui le perdit. Et puis, reconnaître ses erreurs, et savoir
s’arrêter à temps est une qualité
strictement humaine.
- Mon cher Scheller, comment
avez-vous eu l’idée de terrasser ainsi notre
adversaire ?
Le poète, encore fatigué
par son combat, devant l’étonnement de son
interlocuteur, prit sa pipe, la bourra, l’alluma, tira une
bouffée, puis dit avec malice :
- Je l’ai trouvé
dans un livre que j’ai lu naguère. Il fut écrit
vers la fin du 20ème siècle par deux jumeaux
géniaux. C’était un genre fort apprécié.
On appelait ça, je crois, de la science-fiction. |